vendredi 22 avril 2022

Simone Weil — Lettre à Déodat Roché

 Simone Weil — Lettre à Déodat Roché


23 janvier 1941



Je viens de lire chez Ballard votre belle étude sur l’amour spirituel chez les cathares. J’avais déjà lu auparavant, grâce à Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression.

Depuis longtemps déjà je suis vivement attirée vers les cathares, bien que sachant peu de choses à leur sujet. Une des principales raisons de cette attraction est leur opposition concernant l’Ancien Testament, que vous exprimez si bien dans votre article, où vous dites justement que l’adoration de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal. Le rang de texte sacré accordé à des récits pleins de cruautés impitoyables m’a toujours tenue éloignée du christianisme, d’autant plus que depuis vingt siècles ces récits n’ont jamais cessé d’exercer une influence sur tous les courants de la pensée chrétienne ; si du moins on entend par le christianisme les Églises aujourd’hui classées dans cette rubrique. Saint François d’Assise lui-même, aussi pur de cette souillure qu’il est possible de l’être, a fondé un Ordre qui à peine créé a presque aussitôt pris part aux meurtres et aux massacres. Je n’ai jamais pu comprendre comment il est possible à un esprit raisonnable de regarder le Yahvé de la Bible et le Père invoqué dans l’Évangile comme un seul et même être. L’influence de l’Ancien Testament et celle de l’Empire Romain, dont la tradition a été continuée par la papauté, sont à mon avis les deux causes essentielles de la corruption du christianisme.

Vos études m’ont confirmée dans une pensée que j’avais déjà avant de les avoir lues, c’est que le catharisme a été en Europe la dernière expression vivante de l’antiquité pré-romaine. Je crois qu’avant les conquêtes romaines les pays méditerranéens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogène, car la diversité était grande d’un pays à l’autre, mais continue ; qu’une même pensée vivait chez les meilleurs esprits, exprimée sous diverses formes dans les mystères et les sectes initiatiques d’Égypte et de Thrace, de Grèce, de Perse, et que les ouvrages de Platon constituent l’expression la plus parfaite que nous possédions de cette pensée. Bien entendu, vu la rareté des documents, une telle opinion ne peut pas être prouvée ; mais entre autres indices Platon lui-même présente toujours sa doctrine comme issue d’une tradition antique, sans jamais indiquer le pays d’origine ; à mon avis, l’explication la plus simple est que les traditions philosophiques et religieuses des pays connus par lui se confondaient en une seule et même pensée. C’est de cette pensée que le christianisme est issu ; mais les gnostiques, les manichéens, les cathares semblent seuls lui être restés vraiment fidèles. Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d’esprit, à la bassesse du cœur que la domination romaine a répandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l’atmosphère de l’Europe.

Il y a chez les manichéens quelque chose de plus que dans l’antiquité, du moins l’antiquité connue de nous, quelques conceptions splendides, telles que la divinité descendant parmi les hommes et l’esprit déchiré, dispersé parmi la matière. Mais surtout ce qui fait du catharisme une espèce de miracle, c’est qu’il s’agissait d’une religion et non simplement d’une philosophie. Je veux dire qu’autour de Toulouse au XIIe siècle la plus haute pensée vivait dans un milieu humain et non pas seulement dans l’esprit d’un certain nombre d’individus. Car c’est là, il me semble, la seule différence entre la philosophie et la religion, dès lors qu’il s’agit d’une religion non dogmatique.

Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

Excusez ces réflexions décousues ; je voulais simplement vous montrer que mon intérêt pour le catharisme ne procède pas d’une simple curiosité historique, ni même d’une simple curiosité intellectuelle. J’ai lu avec joie dans votre brochure que le catharisme peut être regardé comme un pythagorisme ou un platonisme chrétien ; car à mes yeux rien ne surpasse Platon. La simple curiosité intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pensée de Pythagore et de Platon car à l’égard d’une telle pensée la connaissance et l’adhésion ne sont qu’une seule opération de l’esprit. Je pense de même au sujet du catharisme.

Jamais il n’a été si nécessaire qu’aujourd’hui de ressusciter cette forme de pensée. Nous sommes à une époque où la plupart des gens sentent confusément, mais vivement, que ce que l’on nommait au XVIIIe siècle les lumières constitue – y compris la science — une nourriture spirituelle insuffisante ; mais ce sentiment est en train de conduire l’humanité par les plus mauvais chemins. Il est urgent de se reporter, dans le passé, aux époques qui furent favorables à cette forme de vie spirituelle dont ce qu’il y a de plus précieux dans les sciences et les arts constitue simplement un reflet un peu dégradé. C’est pourquoi je souhaite vivement que vos études sur les cathares trouvent auprès du public l’attention et la diffusion qu’elles méritent. Mais des études sur ce thème, si belles qu’elles soient, ne peuvent suffire. Si vous pouviez trouver un éditeur, la publication de ce recueil de textes originaux, accessible au public, serait infiniment désirable.

jeudi 7 avril 2022

DOMAINE D'OC

Ca

 locale de l'occitan.

Aire géographique des principaux dialectes de la langue d'oc. Centre d'oralité de la langue d'oc, Aix-en-Provence. © COL'OC.

La langue d'oïl est une langue gallo-romane qui s'est développée dans la partie nord de la France, le sud de la Belgique et les îles anglo-normandes. Elle englobe alors différents dialectes cousins (français, orléanais, bourguignon-morvandiau, champenois, lorrain roman, picard, wallon, normand, gallo, angevin, tourangeau, sarthois, mayennais, percheron, franc-comtois, poitevin, saintongeais, berrichon, bourbonnais). Ce groupe linguistique du nord a conservé un important substrat celtique et subi une grande influence des parlers germaniques. D'un dialecte d'oïl à l'autre, on parvient à se comprendre grâce à l'écrit administratif. A Paris (aux XIe-XIIe siècles), on parle un français « poreux » à tous ces dialectes, qui devient une référence linguistique au XIVe siècle, parce que la ville est désormais la capitale politique et administrative du royaume.

Carte du domaine d'oïl, découpage territorial des langues d'oïl. Auteur : Lyokoï, Wiktionnaire. © Wikimedia Commons, domaine public.

La progression de la langue française dans le royaume de France

Le français est la langue « vulgaire » (vivante) médiévale qui connait sa plus forte expansion hors de son territoire d'origine, le domaine d'oïl. La première « exportation » du français est consécutive à la conquête normande de l'Angleterre en 1066 : une variante cousine du français, l'anglo-normand, s'implante dans les îles britanniques. Alors que le clergé du royaume perpétue les habitudes latines, dans les années 1230-1240, la pratique du français se diffuse dans les actes juridiques et administratifs établis par les ducs de Lorraine et les comtes de Luxembourg. Dans le royaume de France, les ducs de Champagne et de Bourgogne (grands fiefs vassaux du roi) commencent à l'utiliser. Le français pénètre dans le duché de Bretagne au cours des années 1250 à 1280 ; il se diffuse dès le milieu du XIIIe siècle en Flandre. Par contre, le centre et l'ouest du domaine d'oïl restent très fidèles au latin durant tout le XIIIe siècle. 

Extrait d'une charte de l'abbaye de Corbie (près d'Amiens), manuscrit en latin, août 825. Collection privée. © Collections - Aristophil.

Le français, lorsqu'il devient la langue privilégiée par le roi, va se substituer progressivement aux autres langues vernaculaires du royaume. Dans la France méridionale romane, la langue française pénètre assez lentement : introduite vers 1250 dans le Dauphiné, elle déborde sur les terres de l’Empire germanique dès la fin du XIIIe siècle (Suisse romande, Savoie et Val d'Aoste) et s'impose à Lyon au XVe siècle. Dans le domaine d'oc, la pénétration du français juridique ne débute pas avec la croisade des Albigeois. Elle est tardive et progressive : présent après 1350 en Auvergne et Limousin, le français s'impose dans le Languedoc et en Provence après 1450. Au début du XVIe siècle, seuls les Pyrénées maintiennent une production écrite exclusivement en langue occitane ; cependant dans le domaine d'oc, le rôle de la langue du roi est encore limité car le latin et les langues vernaculaires locales coexistent avec le français écrit.

Acte de tabellion (acte notarié) sur parchemin daté de novembre 1347 ; début : "A toux ceux qui ces presentes lettres verront, Jehan Fonde ...", texte en moyen français ; cote G 911, archives départementales de l'Aube, Troyes. © Archives départementales de l'Aube, domaine public.

Au XIVe siècle, le français devient la langue de l'administration royale au niveau local des bailliages et des sénéchaussées, puis au niveau central de la Chancellerie et du Parlement, jusqu'à supplanter le latin après l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539. 40 % des mots figurant dans nos dictionnaires, ont été forgés entre le XIVe et le XVIe siècle : c'est la période du « moyen français ». L'émergence d'une forme linguistique standardisée, le français actuel, ne s'effectue pas avant le XVIIe siècle, avec la création de l’Académie Française.

Préambule de l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 (copie) ; le français devient la langue officielle de l'administration et de la justice sur l'ensemble du royaume. Il s'agit encore de moyen français. © Wikimedia Commons, domaine public.

Une France métropolitaine multilingue

La France d'aujourd'hui est largement multilingue grâce à son patrimoine linguistique exceptionnel, composé de cinq langues romanes (domaine d'oïl, occitan, catalan, franco-provençal et corse), de trois langues germaniques (alsacien, francique et flamand occidental), d'une langue celtique (breton) et d'une langue pré-indoeuropéenne (basque). Sans compter les langues créoles à base lexicale française (Amérique, Antilles, Océan Indien, Pacifique) et toutes les langues de l'immigration !

Carte des langues parlées en France métropolitaine en 2020 ; université de Montpellier 3 et université ouverte des humanités. © univ-montp3.fr et uoh.fr

 

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